Ce matin-là, elle s'était levée en se disant que cela ne pouvait durer, qu'elle consacrerait toute son énergie à se libérer. Elle avait, lentement, posé ses pieds d'un blanc naturel sur le marbre froid et s'était, avec peine, appuyé sur ses cuisses pour pouvoir se relever. D'un regard encore embrumé, elle avait parcouru des yeux la pièce. Rien n'avait changé depuis lors. Chaque objet était encore en place, comme si rien n'était jamais arrivé. Mais c'était pourtant faux. Elle le savait mieux que personne et ressentait de plus en plus, jour après jour, la tristesse de cette perte. De ce vide. De ce manque. Et c'était cela qui l'emprisonnait pareil à une chaine qui plus le temps passait, s'enfonçait dans sa chair. La douleur n'avait toujours pas disparue même si deux mois venaient de s'écouler sans bruit. Deux mois seule. Deux mois sans sa présence réconfortante. Elle aurait alors voulu crier mais elle n'en avait plus la force et réussissait seulement à faire couler de grandes larmes sur ses joues qui y paraissaient à présent habituées. La sensation que l'on ressentait lorsque l'on avait trop pleuré, la sensation d'un vol lourd, d'une contradiction des sens, semblait être devenu une habitude auquel elle n'arrivait toujours pas à offrir une fin. Elle se sentait dépourvue de puissance, physique c'était certain, morale aussi, plus que tout. Mais, alors que le soleil apparaissait doucement, le ciel encore noirci par la nuit et pourtant coloré par le levé d'un jour orangé, elle se promit à elle même de remédier à tout cela. Non, ce n'était plus possible. Il ne l'aurait pas voulu. Elle l'avait toujours su bien sûr, mais à présent elle arrivait à observer en face cette idée qui paraissait encore un peu compliqué. Impossible. Mais n'avait-elle pas lu un jour, « Ce n'est impossible que si tu crois que ça l'est. » ? Lu ou entendu. En vérité, elle ne s'en souvenait plus très bien mais s'obligeait, avec une force qu'elle n'avait plus entraperçut en ces deux longs mois, à se le répéter sans cesse dans son esprit. « Ce n'est impossible que si tu crois que ça l'est. » Croyait-elle tout cela impossible ? La véritable réponse était oui, mais elle s'efforça de penser non. Un pas, deux pas. Du renouveau pour ses membres restés trop longtemps immobiles, pelotonnés dans les draps du lit. Un coup d'œil vers le miroir de la commode lui apprit définitivement que cela n'allait pas bien. Mais alors pas bien du tout. Sous ses yeux se traçaient de grandes lignes de mascara et de crayon coulés qui dataient déjà d'un certain temps, ainsi que des cernes plus foncées qu'elle n'en avait jamais possédé. Ses cheveux blond, aux racines grasses, se dessinaient en une bataille de mèches plus brunies qu'à l'accoutumée. En fait, elle se reconnaissait à peine dans son reflet. Elle ravala l'envie de pleurer qui se faisait de plus en plus pressante et se dirigea vers la salle de bain. Bientôt, des jets d'eau brulants vinrent se fracasser en cascade contre son dos comme pour chasser ses idées noires. Elle frotta un long moment sa chevelure, ses bras, ses jambes, son corps. Elle voulait tout effacer pour recommencer. Non, pas tout effacer. Elle voulait garder ces souvenirs heureux qu'elle avait vécus avec Lucas. Mais effacer du moins ses espoirs de résurrection par la pensée ou autre conneries du genre. Parce qu'elle y avait songé un long moment, croyant que pensant à lui il se matérialiserait face à elle. Il fallait à présent se résigner à sa perte. Elle avait pensé pouvoir surmonter le moment de sa mort, mais apparemment, elle n'avait pas été assez prête. Et pourtant, elle avait tenté de s'y préparer le mieux possible lorsqu'elle avait appris que Lucas, son homme depuis plusieurs années, était atteint d'une leucémie intraitable. Elle avait rêvé de remèdes miraculeux qui n'étaient jamais arrivés, mais à ce moment là Lucas était toujours avec elle pour lui murmurer d'arrêter de se faire des illusions, et de penser à un avenir sans « nous » avec un seul « je » qui a l'obligation d'être heureuse même s'il n'était plus là. Elle avait essayé. Sans résultats très positifs. Et maintenant... Maintenant que tout était terminé, elle ne savait comment faire face.
Elle sortit lentement de la douche. Son visage commençait à reprendre une forme un peu plus attrayante. Ses yeux lui piquaient. Elle s'essuya vigoureusement les joues, le front, et les paupières. Elle frottait, frottait, frottait. Bientôt, elle lâchait la serviette qui vint choir au sol, emplit d'ondes négatives. Elle observa ses pupilles dans le miroir. Elles étaient étrangement petites comme si son esprit était sous l'emprise de quelques drogues. « Ce n'est impossible que si tu crois que ça l'est. » Elle enfila son jean, elle avait tellement maigri qu'il lui lâchait considérablement. Elle rajouta une ceinture et un tee-shirt piqué au hasard dans le placard. Elle marcha jusque dans le salon. Le teint au dehors devenait de plus en plus lumineux. Elle croyait alors en la possibilité d'une liberté morale. Elle observa un instant le ciel, les quelques nuages, détectant de nombreuses formes connues. Elle pensait. Elle pensait comme elle crierait, avec force et rigueur. Avec puissance. Elle criait au nom de Lucas, pour Lucas, à Lucas. Elle criait des « je t'aime » des « Oui, je m'accrocherais. » et des « puisque tout est possible, allons-y. ». Elle se leva alors d'un bond et mit en marche la cafetière. Ce bruit familier du démarrage qu'elle n'avait pas entendu depuis un petit moment lui offrit un pincement au cœur, plus agréable qu'autre chose. Enfin, l'odeur du café chaud emplit la pièce. Elle respira une grande bouffée d'air. Elle avala l'air. Le consuma. Comme pour revivre de ses cendres. Pareil aux phénix des mythologies qui, de ses ailes dorées et par son chant mystérieux, l'avait enchanté dans son enfance. Enfance innocente. Innocence. Elle en était alors follement éprise de ce mot, de cette situation de bonheur, sans soucis. Où aucun tracas ne venait barrer sa route de fin cailloux blanc. Ce n'était peut-être qu'une simple illusion, mais l'amour n'était-il pas lui même une illusion ? Et pourtant chacun l'espérait ou le vivait un jour ou l'autre. L'illusion était le propre du vivant. Elle apportait les rêves, les envies, les miracles, les réussites.
L'envie saugrenue de s'avancer dans une danse enjouée la prit soudainement et elle ne put faire autrement que d'y céder. Enfin, ses membres virevoltaient dans des gestes maladroits, le regard planté vers ce qui était son nouveau bonheur. Ou du moins le début. Une musique douce se formait autour d'elle et elle s'y calquait pour rendre ses mouvements plus gracieux. Se laissait entraîner à l'allégresse d'un tourbillon de folie, elle tournoyait sans fin pendant un moment indéfinie. Lorsque son souffle se fit plus court par l'effort du ballet, elle se posa pour permettre à son cœur de se reposer et attrapa sa tasse de café fumante. Elle lui brulait les mains avec une douceur incompréhensible, elle lui faisait mal, mais qu'importait. Cela signifiait seulement qu'elle était vivante. « L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, et nul ne se connait tant qu'il n'a pas souffert. » Alfred Musset. Oui. De cela alors elle se souvenait. Elle but une gorgée. Elle se sentait revivre même si le mot était alors un peu fort. Mais elle était sûre d'une chose, elle voulait vivre pour deux. Vivre ses choix et ses envies, mais toujours pour deux. Penser pour deux. Crier pour deux. Aimer pour deux. Embrasser pour deux. Faire l'amour pour deux. Elle souriait alors. Elle souriait comme elle n'avait jamais sourit. Et sur ses joues des larmes. Pleurant comme elle n'avait jamais pleuré. De la joie entremêlée de tendresse, d'un peu de tristesse, de nostalgie. D'un peu tout les sentiments humains après tout. De la colère, de la peur, de l'envie. Elle se laissait alors totalement embarquer dans cette envie de croire. De croire en l'avenir sans Lucas. Avec Lucas. De croire en ce qu'il voulait vraiment qu'elle fasse. Vivre. Oui c'était tout ce qu'il voulait, elle en était certaine, il voulait qu'elle vive. D'un grand geste, elle attrapa son manteau. Le posa sur ses épaules comme une cape protectrice. Et s'envola au dehors. Elle laissait alors ses pas la guider. Les bruits de la ville vinrent tinter dans ses oreilles. Ses pieds l'entraînaient avec ferveur vers la mer. Elle courait, et se fichait bien des regards qu'on lui jetait. Après tout, eux, savaient-ils ce que c'était de vivre ?
Bientôt, elle abandonnait ses sandales. Le contact du sable contre ses pieds lui procurait une sensation indéfinissable.
L'odeur de la mer. Le mélange d'eau salée et de vent nouveau. Le bruit des vagues, des remous. L'écume venant s'échouer contre les rochers en un fracas qui lui semblait alors pour la première fois mélodieux. Le cri des quelques mouettes. Un cri de liberté, peut-être ? Oui, c'était elles et seulement elles qui savaient ce qu'était vivre. Près du vent, du ciel. Survolant d'une hauteur mystique ces gens aux ailes brisées.
Ses cheveux volaient et caressaient avec tendresse ses épaules. Ils volaient sans bruit comme un vol de renouveau. Elle volait. Elle touchait le ciel. Elle virevoltait aux côtés des nuages et des oiseaux. Elle croyait en elle. En lui. En ce qu'elle allait faire.
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Ses doigts traçaient des cercles dans le sable par automatisme. Le soleil tapait doucement sur son ventre dénudé. A sa droite, respirant posément sur une serviette rayée de jaune et orange, ses cheveux blonds un peu long formant une barrière utile contre le soleil, Lucas savourait cet instant de détente. Avait-il remarqué qu'elle s'était endormie ? Il semblait bien que non. Mais, il était là à ses côtés. Elle vivait. Il vivait. Ils vivaient. Un « Je » redevenant un « Nous ». Oui, seul cela comptait. Et bientôt, des larmes coulèrent sur ses joues. Mais cette fois là, elles n'étaient que de joie.